De l’étude de l’oralité au théâtre à l’appropriation d’un langage hyper-théâtral, itinéraire d’une compagnie agissante.

Si l’on observe l’ensemble des créations des Dramaticules, on peut être surpris de leur diversité. « Macbett » de Ionesco, « Richard III » de Shakespeare, « Le Horla » de Maupassant, « Salomé » d’Oscar Wilde, « Ubu Roi », « Affreux, bêtes et pédants », « Don Quichotte », « Hamlet » et plus récemment « Pinocchio » ; autant de spectacles qui s’illustrent par la personnalité écrasante de leur héros ou anti-héros, des textes qui mettent en scène le grotesque, l’énorme, le monstre mais également des textes caractérisés par une langue particulière. Tous témoignent de la volonté des Dramaticules de dire. Dire. Action banale, semble-t-il, sur un plateau de théâtre mais Jérémie Le Louët confère à ce geste une vocation à la limite du sacré. Il en résulte des spectacles qui agissent, des créations qui engagent la pensée, le corps, l’acteur tout autant que le spectateur. Pas de faux-semblants, pas d’hypocrisie ni de complaisance, les Dramaticules ne fustigent rien tant que les postures en tous genres. Que ce soit en portant haut la parole d’auteurs classiques ou en créant des formes nouvelles basées sur l’écriture collective, pour eux, faire du théâtre est un acte toujours porteur de sens, jamais anodin, politique ou satirique ; faire du théâtre est une revendication.
En tout premier lieu, il y a les mots. Les mots de Ionesco, de Wilde, de Shakespeare. Comment rendre grâce à ces mots ? Comment être fidèle à leur intensité avec les simples outils dont dispose l’acteur, à savoir son corps et sa voix ? Trouver le juste endroit de la profération où résonne toute la vérité de l’auteur tandis que certaines tirades font quasiment office de prêches. Il y a une part de divin dans l’oralité, une grandiloquence proche du discours religieux dans la performance de l’acteur. Dire quoi ? Dire pourquoi ? Dire comment ? Ce questionnement intrinsèque fondamental sera un fil rouge qui confère aux Dramaticules cette dimension engagée, volcanique, présente au réel. Toujours mettre en abyme, toujours remettre en question la notion de l’interprétation et de la représentation. Dans la tragédie comme dans le burlesque, la mise en perspective demeure, une respiration nécessaire à l’agissement de la pensée. Jérémie Le Louët met en place au fil de ses spectacles une expérimentation constante, une grammaire de jeu personnelle avec ses comédiens, il dessine ainsi les prémices d’une approche qui place au centre du processus de création l’intensité du verbe, une forme baroque où l’excès dans la déclamation répond à l’urgence de dire.
Vingt ans de la vie de troupe. Avec elle son lot de turpitudes, ses aléas incontrôlables, les complications directement liées au processus de création, les postures de chacun des protagonistes de la vie culturelle, l’égo démesuré de l’acteur et la vacuité de son action parfois. Forts de leur expérience sur le langage et la transmission d’une parole, les Dramaticules éprouvent alors le besoin de porter un regard critique sur leur parcours mais aussi sur l’artiste au sens large, les institutions qui le régissent et le conditionnent, le spectateur enfin, son exigence ou sa passivité intellectuelle, c’est selon. Avec « Affreux, bêtes et pédants », Jérémie Le Louët opère un virage radical et pourtant en adéquation totale avec le parcours du collectif. C’est le glissement d’une parole à une autre, de celle d’un auteur qu’on admire à celle qui est sienne, les prémices d’une oralité propre. L’ébauche d’un nouveau dire, intime, personnel, à soi. Associé à la question de la condition de l’artiste, dire devient ici revendiquer. Il y a de la colère chez les Dramaticules, tout autant que de la violence, de l’envie, de l’intelligence, de la folie, de la passion pour la scène. Tout sauf la tiédeur. Tout sauf le compromis. Tout sauf la mollesse d’esprit, d’action. Jérémie Le Louët assènera en guise de code de conduite à venir pour les siens « Le Manifeste du futurisme » de Filippo Tommaso Marinetti en ouverture de « Affreux, bêtes et pédants », annonçant ainsi que les Dramaticules dynamiteront encore et toujours les vieilles conventions, mêleront les genres et brusqueront les publics car au moins tous seront vivants, agissants.
En se réappropriant avec leurs propres mots l’acte de jouer, les Dramaticules entament donc un nouveau cycle prolongé avec brio par la création de la pièce inclassable de Jarry « Ubu roi ». Si le personnage grotesque d’Ubu cristallisait en lui seul beaucoup des perspectives de travail de la compagnie, « Don Quichotte » s’avère être encore plus ambitieux. Le minable et le sublime, l’acteur face au personnage-monstre, excessif et démesuré ; la limite friable entre fiction et réalité grâce à une mise en abyme permanente entre acteurs et rôles ; la démolition du théâtre enfin, la nécessité sans doute d’une forme d’anarchie pour être en action face à la passivité. Dire tout ça. « Don Quichotte », « Hamlet », « Pinocchio », ont en ce sens des similitudes avec « Ubu roi ».
Les Dramaticules ont un langage propre, authentique, libre et extravagant, dénué de toute entrave. Gageons que leur parole résonnera bien fort dans « La Montagne cachée », adaptation libre du roman d’aventures alpines de René Daumal, « Le Mont analogue », que les Dramaticules créeront en 2023/24.